Physical Graffiti

S alué dès sa sortie, le 24 février 1975 aux États-Unis, comme un chef-d'œuvre, Physical Graffiti fête donc cette année ses cinquante ans — aux côtés de Blood on the Tracks, Born to Run, Wish You Were Here, Toys in the Attic, A Night at the Opera, Atlantic Crossing, Blow by Blow, Horses, Kathy Lied, Tonight's The Night, Young Americans et une poignée d'autres... chefs-d'œuvre. Plus encore, sans doute, pour Led Zeppelin, groupe adulé ou méprisé avec une passion égale, que pour ses pairs, ce jubilé invite à revitaliser une œuvre tenue à distance, parfois même de ses propres fans, par la patine du mythe ; de lui faire pleinement justice aussi, en la dépouillant de ses caricatures (les boursouflures cock-rock d'un double album criard à grosse batterie) tout autant que de l'hyperbole critique à laquelle ces célébrations sacrifient trop souvent. Dûment ébroué, réévalué sereinement et jugé sur pièces, Physical Graffiti peut se présenter cinquante ans après sa sortie, au fan hardcore comme au nouvel auditeur, tel qu'en lui-même : une fête du rock — hard, blues, funk, country, folk, glam ou prog — spontanée et maîtrisée, témoignage magistral de la singularité artistique et créative de quatre jeunes Anglais.

L'indispensable nouveau LP

0 ctobre 1973. Le sixième album de Led Zeppelin est déjà attendu. Le dernier LP du groupe, Houses of the Holy, sorti seulement sept petits mois avant, a en effet laissé critique comme fans sur leur faim. Non que l'album ait été décevant, ses sommets (« The Song Remains the Same », « The Rain Song », « Over The Hills and Far Away », « No Quarter ») étant incontestables et son inspiration jamais prise en défaut, même sur les titres mineurs. Mais sans doute parce que le groupe laissait choir la cape de la mystique du Untitled et s'y montrait plus détendu, s’autorisant même un braconnage ponctuel sur les terres du funk, du reggae et du glam, l'impression d'un album en demi-teinte prévalait. Y faisait aussi (surtout ?) défaut un titre « hard », auquel Jimmy Page ne voulait pas que son groupe soit réduit, mais qui, bon gré mal gré, avait propulsé les quatre premiers albums (« Communication Breakdown », « Whole Lotta Love », « Immigrant Song », « Black Dog »).

Pour l'heure, en cette fin d’année 1973, de double album, il n'est pas question — et… doublement : Page et Plant, encore favorables quelques mois auparavant à ce format à la prestigieuse lignée (Blonde on Blonde, le tout premier, de Bob Dylan, Freak Out! des Mothers of Invention, The White Album des Beatles, Electric Ladyland de The Jimi Hendrix Experience, Layla and Other Assorted Love Songs de Derek and the Dominos, Tommy des Who, Exile on Main St. des Rolling Stones), y sont devenus farouchement opposés ; surtout, si les seize interminables mois d’intervalle qui séparent les sorties de Untitled et Houses of the Holy tiennent a priori de l’exception, le guitariste et le chanteur savent que le temps est compté et qu’ils ont fort à faire jusqu’à la disponibilité effective dans les bacs... à commencer par composer de quoi remplir déjà deux faces.

Le groupe entend bien, avant toute chose, dissiper les impressions mitigées attachées à Houses of the Holy et hisser à nouveau l'œuvre zeppelinienne à ses hauteurs habituellement fréquentées, et par elle seule. Il s'agit aussi de s'assurer que la couronne éternellement vacillante de « plus grand groupe rock du monde », quelqu'absurde qu'en soit le principe, lui appartient toujours et ce, dans un contexte où le « rock », pas encore malmené par un punk balbutiant (et encore inoffensif commercialement), prend son premier vrai coup de vieux : difficile d’ignorer en effet que les concerts des Rolling Stones touchent désormais deux générations, celles du grand et du petit frères, que peuvent séparer parfois jusqu'à dix années… Si les cartes ne sont pas encore tout à fait rebattues et les nouvelles gardes encore tapies, Led Zeppelin, qui refuse singles et passages télés mais remplit davantage les stades que les Rolling Stones, est à l'évidence appelé à conforter au plus tôt son statut littéralement culte — en se conformant, comme il se doit, à son modèle artistique et économique unique : un ésotérisme de masse. 40000 spectateurs, le 4 mai à Atlanta ? 56800 à Tampa ? Ces records de fréquentation, qui détrônent ceux des Beatles en 1965 (puis de Grand Funk Railroad en 1971) au Shea Stadium, ne sont jamais, pour Jimmy Page, que la sanction commerciale heureuse d’un immense projet artistique, tout à fait intime, en devenir, qui l’anime depuis au moins 1968. En bref, comme Untitled se voulait fière revanche sur le mépris critique réservé à Led Zeppelin III, Physical Graffiti se veut, d’emblée, la démonstration définitive de l’immanence artistique d’un groupe absorbé par sa seule création. Vaste et pompeux programme ? Led Zeppelin, on l’oublie parfois, ne cherche jamais à plaire. Le public ? Pas question d’aller le chercher. Il suivra.

Retour à Headley Grange

L e groupe, ou plutôt Page, choisit donc de se retirer à nouveau à Headley Grange, un manoir humide et glacial déjà investi au début de l’année 1971 pour les sessions du Untitled, et dont le hall d'entrée a servi à capter le son monumental et historique de la batterie de John Bonham sur le torrentiel « When The Levee Breaks » — un son caractéristique, original, dont Page, le producteur autant que le guitariste et le compositeur, sait déjà qu’il doit irriguer les sessions qui s’annoncent. Le manoir, sis au fin fond du Hampshire, n'a rien perdu de son inhospitalité et cette fois-ci seul Page, dont la proverbiale avarice le rend peut-être plus sensible à son ascétisme monacal, y logera, Plant, Jones et Bonham trouvant refuge au Frensham Pond Hotel à deux pas. Le Rolling Stones Mobile Studio utilisé pour Untitled étant indisponible, le groupe se rabat sur le Ronnie Lane Mobile Studio (LMS) construit par l’ingénieur du son américain Ron Nevison, qui vient d’y enregistrer le Quadrophenia des Who, et que Page, pragmatique, réquisitionne personnellement pour les sessions. Succédant à George Chkiantz, Chris Huston, Andy Johns et Eddie Kramer, Nevison comprend vite que la camaraderie ne sera pas de mise au sein d’un groupe aussi hermétique que Led Zeppelin et, en retour, prendra soin, lui aussi, de ne pas dormir sur place pour ne pas subir les lubies créatives nocturnes et décalées du groupe…

Un groupe qui, en octobre 1973, à Headley Grange, n’est pas au complet. Le 29 juillet, la neuvième tournée américaine, marquée par des violences et même des menaces de mort, avait pris fin à New York avec trois concerts au Madison Square Garden (qui seront captés pour le film The Song Remains the Same et sa bande originale) et les quatre Anglais, usés par les excès endémiques du milieu (drogues, alcool, luxure), s’étaient engouffrés dans une indispensable retraite sabbatique. John Bonham, qui souffre de plus en plus de l’environnement malsain des tournées, retrouve vite un apaisement domestique ; John Paul Jones, quant à lui, montre tous les signes du burn-out et remet même sa démission à Peter Grant, le manager du groupe. Protecteur jusqu’au bout, Grant lui offre toute sa compréhension et joue le chronomètre avec les media en brouillant les pistes, invoquant des contraintes fiscales. Jones lui-même improvise en interview une reconversion comme chef de chœur au sein de la Cathédrale de Winchester, vite reprise en… chœur par la presse.

En attendant le retour — inéluctable — du bassiste, Page et Bonham répètent donc seuls ce mois d’octobre 1973, parfois rejoints par Robert Plant, se (re)mettant en jambes avec des rock ’n’ roll vintage, improvisant un peu et s’attaquant déjà à deux titres du futur album, « Driving to Kashmir » et « Sick Again ». Le pragmatisme de Grant ne se dément pas : le manager optimise la location du LMS et fait enregistrer son premier album à un groupe prometteur, Bad Company. Noël approche, c’est le break jusqu’en février 1974. Le groupe au complet retourne alors à Headley. L’alchimie, dans son sens le moins galvaudé, opère immédiatement.

... de la notion de hard rock (et de riff)

«  That's gotta be the one, hasn't it? » (« Ça doit être la bonne, non ? ») Précédée d'une toux, et empreinte d'un détachement tout anglais, la question de John Bonham à l'issue de la prise (en une fois) de « In My Time of Dying », ne laisse que peu de place au doute : le titre est, à l'évidence, un nouveau tour de force — de 11 minutes qui plus est — du quatuor anglais qui cache difficilement son enthousiasme… et sa fierté. Riffs tortueux et torrents de slide de Page, performance vocale de Plant, basse fretless infaillible de Jones, jeu titanesque, époustouflant de créativité et de pertinence de Bonham : « In My Time of Dying », qui va piocher (entre autres) dans le blues biblique « Jesus Make Up My Dying Bed » de Blind Willie Johnson et sa reprise par Bob Dylan en 1961, le déconstruit, y intègre d’inattendus breaks funk et laisse avant tout entendre Led Zeppelin jouer, s’écouter, s’émuler, se suivre intuitivement et y prendre plaisir. Deux prises suffiront (selon Page), celle retenue ne comportant aucune retouche et n’étant enrichie que d’un solo en overdub.

Mais, plus que le blues et ses dérivés, c’est déjà le hard rock, écarté du précédent album au profit du prog-rock, qu'il faut se réapproprier. C'est chose faite, dès « Custard Pie », qui s'imposera comme le titre d’ouverture de ce qui n’est pas encore un double album. Utilitaires et signifiantes, initiatiques aussi, les ouvertures d’album ont toujours été, on le sait, particulièrement soignées par Page qui leur donnait comme fonction symbolique et pratique celle d’un « sas d’entrée » dans l’univers zeppelinien : toux, rires, fade-in, amplis qui chauffent, comme sur Led Zeppelin II, Led Zeppelin III et Untitled, tout concourt à faire passer l’auditeur « de l’autre côté » — un autre type de Doors, en somme… L’enjeu avec « Custard Pie » est redoublé : de retour, Led Zeppelin vient réclamer son dû et reprend le principe du riff claquant qui bat le rappel, comme sur son tout premier album… et le dernier, Houses of The Holy. Le riff saturé de Page, parcouru des sonorités serpentines du Hohner Clavinet de Jones, dévoile un « hard » moins criard, plus convaincant encore : si elle est légèrement en retrait, comme sur tous les titres de ces sessions, et a un peu perdu en puissance et en hauteur, la voix de Plant (qui n'a jamais ménagé ses cordes vocales ni ses bronches et a subi une inévitable opération peu de temps avant) a en retour gagné en épaisseur, en raucité, en maturité, loin de ses stridences acrobatiques de jeunesse. Il s’y régale d’allusions grivoises, écrites à la va-vite et puisées dans Blind Boy Fuller, Sonny Terry, Brownie McGhee, Mississippi Sheiks, Sleepy John Eastes, autour de la métaphore de la « tarte à la crème » dont on laisse au lecteur (et à la lectrice) imaginer l’objet (ou le sujet). Il s’y dédouane de ces emprunts par un excellent solo d'harmonica (il est, avec Mick Jagger, un héros méconnu de cet instrument). La section rythmique Jones-Bonham est, à son habitude, splendide, et délivre une pulsation lourde et aérienne, tight but loose, sur un beat à la Bo Diddley. Page prend son premier solo, construit, maîtrisé, sans esbroufe et tout au service de la composition, avec des tirés égosillés caractéristiques de son jeu et assoit d’emblée son autorité.

Un troisième titre entérine définitivement le retour du sceptre « hard » à bord du Dirigeable : « The Wanton Song ». Conduit par un riff bref et violent, à la simplicité désarmante, qui sonne comme une épure explosive de celui d’« Immigrant Song », il affiche tout le génie de compositeur de Page qui libère en trois ou quatre notes élémentaires un univers entier, bien au-delà de son seul irrésistible riff. L’apport de Bonham y est encore une fois unique par sa compréhension aiguë de l’essence de la composition. Rien d’excessif dans ces constats superlatifs : il suffit d’écouter le même riff, copié (ou non) chez Rainbow (« Lady of the Lake », 1978) puis chez Black Sabbath (« Master Of Insanity », 1992), pris respectivement en charge par l’association de Ritchie Blackmore avec Cozy Powell et celle de Tony Iommi avec Vinny Appice, pour comprendre que, en dépit de l’excellence (et la probable supériorité technique) des musiciens, le riff, puissant, imposant, n’y est que ça : un riff. La démonstration, non partisane, s’applique du reste aux propres reprises du titre par Page lui-même, au sein de ses groupes ultérieurs (The Firm, en solo, Black Crowes) qui, lestées de plomb, détonent spectaculairement mais ne « décollent » pas.

C’est que, Page s’en est ouvert à de nombreuses reprises, rien de plus inutile, de plus facile et de plus vain qu’un « riff ». Lui donner une vraie dimension, autre que celle d’une consistance renforcée par le soutien de la basse-batterie, c’est une autre paire de… manches. « Un riff peut prendre l’aspect d’un refrain dans l’esprit de l’auditeur » dira, très finement, Plant en en rapprochant l'esprit de ceux du Delta Blues et des musiques moyen-orientales et africaines, ajoutant : « La chanson en entier devient alors un grand refrain ». Page appuiera le propos : « le riff est le refrain » et dira de celui de « The Wanton Song » qu’il « pourrait tourner 30 minutes » et qu’« il est tellement puissant et concis qu’il n’est jamais ennuyeux ». Spoiler : cette prééminence d’un riff élémentaire en boucle sera radicalisée dans un autre titre de Physical Graffiti, son plus fameux… Pour le reste, outre son riff (vénéré sans surprise par Tom Morello de Rage Against The Machine qui le déclinera dans « Vietnow »), « The Wanton Song » est marqué par le chant jubilatoire de Plant qui y est particulièrement à l’aise, avec une joie de chanter dont on ne dit pas assez combien elle se fait rare en rock après ses premières années. Page y joint des guitares pas tout à fait justes et délivre un solo à la Leslie aux surprenantes sonorités d’organe.

L’alchimie zeppelinienne à l’œuvre (au noir)

T rès vite, une évidence se fait jour dans les pièces glaciales de Headley Grange (peu affectées, générateur maison oblige, par les restrictions d’électricité alors imposées dans tout le pays par le gouvernement conservateur d’Edward Heath) : les sessions sont exceptionnellement fertiles. Page s’y est présenté, comme toujours, avec une direction artistique définie et non pas quelques « plans » de guitare mais des structures, plus ou moins abouties, de composition. À ces canevas se greffent des riffs spontanés, des sections construites de manière plus réfléchie mais, en tous cas, rien n'est plus éloigné de Led Zeppelin que les longues heures à broder du riff en studio, à traquer laborieusement l'étincelle, comme peuvent le faire, de leur propre aveu, Aerosmith ou les Rolling Stones. « Je ne suis pas sûr de croire en moi mais je crois en ce que je fais. Je sais où je vais musicalement. » explique Page. Nevison, l’ingé-son, confiera avoir eu le sentiment d’avoir été en présence d’un groupe très préparé, auquel six à huit prises maximum étaient nécessaires, et essentiellement pour ajuster un son ou préciser un tempo. Ce n’était en fait pas le cas — studio ou scène, Led Zeppelin répétait peu — ce qui en dit long sur l’effervescence créative qui présidait à ces sessions. Dès leur toute première répétition en 1968 dans une cave de Gerrard Street, le mot « télépathie », certes un peu fort, avait été lâché : des intuitions communes sont en tous cas captées, sans « brainstorming » mais sans errements non plus. Plant développe : « après des mois sans se voir en studio, on a commencé par mettre nos humeurs au diapason, en jouant et en se laissant aller pendant quelques jours. Un feeling commun s’est lentement développé, qui nous a conduit vers le nouveau matériel. »

Déclenché et alimenté par Page (et, ou malgré, les drogues qui circulent beaucoup à Headley Grange), le processus créatif au sein de Led Zeppelin est collectif, mais avec des synergies uniques, propres au groupe. La création n’est, du reste, pas systématiquement collégiale, comme elle peut l’être chez Deep Purple Mark II ou Black Sabbath par exemple et certains titres sont ainsi crédités au groupe entier, d’autres à Page et Plant, d’autres encore à ce binôme avec Jones ou Bonham en sus. Page fournit, le plus souvent, les idées premières, les « squelettes » (dixit Plant), donne les directions, réinvesties et prolongées ensuite au sein du groupe, sans que chanteur, bassiste et batteur soient jamais réduits au rang d’exécutant — tels que peuvent l’être par exemple, dans les Who, John Entwistle et Keith Moon pour un Pete Townshend, compositeur démiurge. Plant confirme, à propos des sessions de Physical Graffiti : « Notre musique, c’est d’abord celle de l’excitation. Elle doit être impromptue. Chacun a progressivement apporté sa personnalité dans les compositions ». L’épanouissement de l’identité profonde de la composition se fait, par le truchement de jams maîtrisées, entre Page et Bonham qui, on le verra, a un rôle infiniment plus important que celui qu’on lui prête. Jones introduit les arrangements, de nouvelles colorations aussi (funky et prog) avec claviers et synthétiseurs en renfort et contribue aux riffs les plus développés, comme c’était déjà le cas sur « Black Dog », en opposant aux arpèges et riffs claqués de Page les siens, plus amples et sinueux.

Jones est d’ailleurs particulièrement présent dans les sessions de Physical Graffiti dont la moitié des titres portent la marque de son Hohner Clavinet, un clavier au son funky alors particulièrement en vogue, popularisé par Billy Preston (« Outa-Space », 1971) et Stevie Wonder (« Superstition », 1972). L’attrait de Jones pour les sonorités funk est tout sauf une lubie : pendant son bref congé du groupe, en décembre 1973, il avait composé, produit et enregistré dans son home studio Dormouse dans le Sussex l’album Comin’ Atcha de Madeleine Bell dans lequel il tenait en outre une basse furieusement funky.

C’est ce même funk qui irrigue « Trampled Under Foot », un disco-blues troussé autour d’un riff de Clavinet crépitant, martelé, pied (de grosse caisse) au plancher, par un Bonham à la frappe tellurique et festonné des généreuses cocottes wah-wah en écho inversé de Page. Plant puise à nouveau dans le corpus blues et s’inspire probablement du « Terraplane Blues » de Robert Johnson pour filer avec application une nouvelle métaphore féminine, toujours aussi flatteuse, autour de la… voiture. C’est Jones qui prend le solo (de clavier) dans cette composition au son énorme (même à l’aune sonore de Led Zeppelin) qui sera propulsée single aux États-Unis - manière aussi de faire oublier le funk rigolard et parodique de « The Crunge » sur Houses of the Holy

Aiguillonné par les tout nouveaux synthétiseurs, Jones poursuit aussi ses explorations des sonorités « prog » prospectées sur « No Quarter » (Houses of the Holy) et emmène le groupe dans son sillage sur « In The Light », qu’il compose pour l’essentiel, et qu’il gratifie d’une longue introduction brumeuse en bourdon, panachant les sonorités improbables d’une cornemuse, d’un shehnai et d’un tambûr avec les accords d’archet de la guitare de Page. Ambitieuse, la composition, scindée en trois parties et soutenue par une basse lyrique et une batterie élégante, éclate en un splendide entrelacs de riffs et de soli croisés de Page. Celui-ci, comme Plant tout en introspection ici, distinguera ce titre sous-estimé en en faisant son préféré du double album.

Dans ce « In The Light », le chanteur délaisse d’ailleurs les facilités des topos du blues, les lourdeurs de ses incursions dans les folklores celtes et vikings, maladroitement métissées des écrits de Tolkien (« Ramble On », « The Battle of Evermore », « No Quarter ») et la candeur flower power de ses élégies (« Thank you », « The Rain Song ») pour des paroles personnelles et introspectives autrement inspirées. Fait rare, il précède même la composition de la musique elle-même dans le nostalgique et amer « Ten Years Gone », un des joyaux de Physical Graffiti, dont il présente les paroles à Page qui puise dans un instrumental longuement travaillé chez lui, à Plumpton Place, l’architecture et les dynamiques de la composition finale. Le guitariste (et producteur) s’y surpasse et, réfugié sous un riff résigné, mélancolique et digne en open-tuning, déploie une symphonie de guitares, tour à tour étincelantes et grondantes, et l’un de ses soli les plus poignants, à la construction impeccable — et en fait, à sa meilleure habitude, une composition au sein de la composition. Plant quant à lui passe littéralement par toutes les émotions, d’une voix cassée, crépusculaire à des feulements. La production de Page y sera d’ailleurs encensée par Rick Rubin qui y entend rien moins que… « la nature ».

Avec une même empathie un peu incisive, Plant, 26 ans et décidément nostalgique, se penche sur le monde des « nouvelles » groupies, juvéniles et moribondes, dans le titre le plus déroutant du double album, son tout dernier aussi, « Sick Again ». Les opposant aux GTOs (un groupe « culte » de groupies de Los Angeles) de ses plus belles années, pourtant peu lointaines, il s’en éraille presque douloureusement la voix. Complexe — trop sans doute — « Sick Again » est l’une des compositions les plus singulières de Led Zeppelin : toujours en instabilité, alternant 4/4 et 5/4, traversé d’un riff au placement troublant, secoué du groove épais et compliqué de Bonham, il ne se rattache à rien d’identifiable, même si on a pu le dire « glam », sans doute davantage pour ses paroles que pour sa musique. Jones qui avait joué les transfuges en décembre 1973 sur l’album Creatures of the Street du glam-rocker Jobriath n’a en tous cas pas apposé sa marque sur ce titre. Irréprochable, le solo de Page n’efface pas un sentiment mitigé à l’écoute. Le titre, le dernier du double LP, se termine par un éboulis sonore crissant qui n'est pas sans évoquer celui de la fin du Untitled.

... un "batteur" ?

E t puis il y a John Bonham. Ce batteur exceptionnel est sans doute celui dont l’importance est la moins comprise, au sein de Led Zeppelin comme dans le rock dans son entier. Son jeu unique, ses triolets insensés au pied de grosse caisse, sa frappe monumentale, son volume sonore (et spatial), et même le gimmick fameux du grincement de sa pédale de grosse caisse, l’ont paradoxalement réduit au seul rôle de batteur « spectaculaire », admiré ou boudé pour ces mêmes raisons. Les louanges de ses pairs, de Jimi Hendrix qui comparait ses triolets à des castagnettes à Clyde Stubblefield, John « Jabo » Starks et Melvin Parker, les trois batteurs de James Brown, qui s’étonnaient, au Newport Jazz Festival de 1969, que Bonham en fasse autant, seul, qu’eux à deux ou trois, en feraient presque un monstre de foire, bien raccord avec la bestialité du « hard ». À rebours, ses détracteurs les plus informés rappellent que son jeu, peu virtuose, doit beaucoup à Carmine Appice (qui lui-même se prive rarement de le rappeler depuis cinquante ans), la facilité de la double grosse caisse du batteur new-yorkais en moins concédée.

L’apport fondamental de Bonham est tout autre. Dès « Good Times Bad Times », le premier titre de Led Zeppelin, sa patte inimitable captait irrésistiblement l’auditeur, même sans affinité avec la batterie : sans aucun aspect démonstratif à la Keith Moon, ni virtuosité à la Ginger Baker ou Mitch Mitchell, il investit la composition d’un jeu unique qui en révèle et exalte le caractère et, plus encore, lui confère une identité singulière, fermant le ban à tout autre batteur — raison pour laquelle les reprises du groupe sont, sinon impossibles, périlleuses. Mieux encore : les enregistrements de dialogues studio en témoignent, progressivement, et pleinement depuis au moins « Out on the Tiles » sur Led Zeppelin III et « Black Dog » sur Untitled, Bonham aide Page à structurer les compositions du groupe, à définir leur dynamique insoupçonnée, et assure — le mot est pesé — une direction artistique qui ne dit pas son nom. « Bonzo », dont les penchants le portaient vers James Brown, Otis Redding, Crosby Stills Nash & Young, Joni Mitchell (ou, plus tard, Supertramp), souffrait d’ailleurs de se voir cantonner, par la presse et le public, aux simples maniement de baguettes et concassage de fûts.

Il fera la démonstration, plutôt confidentielle aujourd’hui encore, de ces talents conjugués sur le titre le plus majestueux et imposant du répertoire zeppelinien qui, plus encore que le mystique « Stairway To Heaven » confirmera une fois pour toutes l’autorité du groupe auprès de la critique : « Kashmir ».

La genèse de « Kashmir » est à chercher dans un voyage de Page et Plant au Maroc en 1973, et plus particulièrement une expédition solitaire de Plant de Guelmin à Tan-Tan, au National Festival of Folklore, qui lui inspira ses paroles exotiques, sans qu’il s’embarrasse, du reste, de considérations géo-culturelles : le « Shangri-La » évoqué, lieu imaginaire tiré du roman Horizon perdu de James Hilton (1933), est à chercher plutôt du côté de l’Himalaya, tout comme la vallée du Cachemire, loin de l’Afrique du Nord. Mais on sait combien l’imaginaire des Anglais, nourri de Commonwealth, est transfrontalier et pour un chanteur des Midlands de l’Ouest nourri au blues américain, rien n’est impossible, y compris de transposer des sensations de précédents voyages nord-africains en Inde… Si les paroles sont toujours alambiquées dans la forme et témoignent d’une restitution livresque un peu confuse, les images convoquées sont d’une puissance irréfragable. Jamais à court de révisionnisme contradictoire, Page inventera d'ailleurs un temps une autre genèse, sur la base d’une conversation avec William S. Burroughs… postérieure à la sortie de Physical Graffiti.

Fait avéré : le guitariste se présente en octobre 1973 à Headley Grange avec une suite de riffs, patiemment travaillée, dont il a l’intuition d’extraire le riff acoustique final pour en inverser les accords. Il a aussi l’instinct immédiat de travailler avec Bonham ce qui s’appelle alors « Driving to Kashmir », non sous la forme de jams acharnées, mais en traquant résolument l’alignement souverain du riff et de la batterie, celui qui dépasse le groove parfait pour donner à la composition l’identité qu’elle se cherchait. La nature de celle-ci est, comme à l’accoutumée, préalablement ébauchée par Page : centrée sur la batterie, comme « When The Levee Breaks » (Untitled), autour d’un riff complété d’une dimension orchestrale « exotique » comme dans « Friends » (Led Zeppelin III). Ambitieux et lacunaire, un tel cahier des charges, qui pourrait sans danger être communiqué à la concurrence, n’a naturellement valeur que de pense-bête, celui d’une vision qui, seule, pourra épanouir la composition. Une première démo est disponible dès le 25 octobre.

C’est la complicité de Page et Bonham qui donnera au titre son identité définitive : celle d’un riff tranchant, staccato, solennel et hypnotique, soutenu par une frappe métronomique monumentale dont il paraît se décaler continuellement… pour mieux revenir sur le « temps ». Cette pulsation unique à la régularité ensorceleuse, qu’appuie un pied de grosse caisse qui semble lézarder irrésistiblement les tympans de l’auditeur, est l’œuvre seule de Bonham.

Le « batteur » (sic) reste tout aussi fondamental dans chaque section de ce titre de plus de huit minutes. La progression d’accords de Page, teintée d’orientalisme, avec un effet de dissonance pleinement et insolemment assumé par le guitariste, laisse en effet la place à des envolées orchestrales, celles, toujours un peu désuètes, du Mellotron (de Jones) pour commencer, puis celles d’un orchestre à cordes pakistanais, renforcé d’un trombone. Bonham s’y illustre, ou plutôt illustre la composition, avec des roulements dantesques noyés de phasing d’une sensibilité confondante, en empathie totale avec son ambiance épique et ses sonorités presque rétro qui doivent autant à la musique indienne qu’à la musique arabe. Plant est à la fête, son chant tour à tour aérien et profond, las et langoureux, sa souplesse magistrale dans le placement lui donnant une aisance qui interdit, là encore, toute reprise fidèle du titre (y compris par lui-même des années plus tard). Il évite aussi, dans ses paroles, l’écueil, si tentant pour ce hippie, des allusions aux « chemins de Katmandou ».

Caractéristique, la dimension épique de « Kashmir » a d’ailleurs mis un peu de temps à se caler. Les premiers mixes sont décevants et, de l’avis de tous, le titre est… médiocre. Richard Cole, le tour manager du groupe, est dépêché à Southall, un quartier de l’est de Londres surnommé le « Little India », pour y trouver un orchestre à cordes pakistanais. La partition sera écrite par Jones (à nouveau sans crédit, comme pour « Friends ») et enregistrée tardivement, sans doute en novembre 1974, à Olympic Studios. Page revendique sa contribution à cette partition que Jones composa, pour la première fois, pour un véritable orchestre.

Avec « Kashmir », le syncrétisme de Page, qui se réclamera plus tard d’influences « CIA » (Celtiques-Indiennes-Arabes) trouve ainsi sa pleine mesure dans une composition que le guitariste qualifiait de « riff d’enfant » et de « ronde à la Frère Jacques ». C'est aussi une consécration du guitariste, du compositeur et du producteur : il est « la musique » dans Led Zeppelin, tranche Plant. Emportée en tournée, jouée par Page et Plant 19 ans plus tard avec un ensemble orchestral égyptien pour Unledded, réinvestie, avec la participation de Page, par Puff Daddy en 1998 pour la bande originale du blockbuster Godzilla sous le titre « Come With Me » (produit par... Tom Morello), incluse pour la reformation partielle du groupe en 2007, la grandiose composition n’appartient, à jamais, qu’au Led Zeppelin de 1975.

Huit titres sont ainsi gravés, soit près de 55 minutes, pendant ces sessions de quelques semaines à Headley Grange. Peu de déchets : « Swan Song Part 1 » et « Swan Song Part 2 » referont surface sous le titre « Midnight Moonlight » au sein The Firm, le groupe de Page et Paul Rodgers, en 1985 et « Take Me Home », qui croise « Custard Pie », « Wanton Song » et le futur « Candy Store Rock » et, redondant malgré un bon solo de Page, est resté inédit.

55 minutes, c’est trop pour un album simple et pas assez pour un double. Le groupe se penche donc pour la première fois sur son passé.

De la notion de double album

S e pencher sur son passé… c’est-à-dire racler les fonds de tiroir ? Ce serait supposer que Led Zeppelin, maître dès la première heure de son catalogue, ait péché par négligence ou omission et écarté des titres candidats aux albums précédemment en cours. Inconcevable : tout ou presque a été publié et le groupe n’étant pas du genre à se satisfaire de titres « passables », c’est-à-dire sans cohérence avec son projet artistique, il n’a aucune raison de revenir sur sa décision… et le montrera en n’exhumant des titres pourtant aussi accomplis que « Baby Come On Home », « Travelling Riverside Blues », la face B « Hey, Hey, What Can I Do » et « Sugar Mama » qu’au début des années 1990.

Déconcertante, la sélection finale des titres de Houses of the Holy avait par ailleurs montré que le groupe, indifférent aux attentes d’un marché qu’il survole de ses hauteurs (supposées ?), pouvait faire primer son propre plaisir plutôt que l’excellence. Fait éloquent : peu après la sortie de l’album, pendant une interview, Plant prendra la mesure du faux pas artistique, avouant spontanément avoir (re)découvert quelques jours auparavant que des titres bien meilleurs avaient été omis de la sélection finale de ce cinquième LP… Led Zeppelin aurait-il finalement manqué, ponctuellement, de discernement ? Un mal pour un bien, en tous cas : s’il a été possible de sortir un album comme Houses of the Holy pour moitié comblé de titres mineurs, alors un double album agrégeant nouveaux enregistrements - huit sont déjà disponibles - et titres anciens inédits en devient moins inconcevable. Mais avant de vérifier qu’on a assez de matériel — et du bon — on réfléchit à ce que ce format inédit pour le groupe signifierait. Et, s’il n’avait jamais été question de concurrence pour un album simple de Led Zeppelin, un double album appellera plus directement la comparaison...

En 1974, au moment où la question se pose pour Led Zeppelin, le double album reste en effet, non une rareté, mais encore une exception — et en tout cas un statement… le double album studio, s’entend. Moins risqué financièrement, plus rentable aussi, le double album rock en public, est en effet, lui, déjà pleinement épanoui depuis 1969 : The Live Adventures of Mike Bloomfield and Al Kooper, Live/Dead de Grateful Dead puis Absolutely Live des Doors, Steppenwolf Live, Live Album de Grand Funk Railroad, 4 Way Street de Crosby, Stills, Nash & Young, At Fillmore East des Allman Brothers Band, Made in Japan de Deep Purple, Space Ritual de Hawkwind ont irréversiblement installé le double album live dans le paysage rock. L’année où Physical Graffiti se constitue, Irish Tour ’74 de Rory Gallagher, It’s Too Late to Stop Now de Van Morrison et Roxy & Elsewhere de Frank Zappa and The Mothers ne font que confirmer que ce format, qui s’était même autorisé, d’emblée ou presque, une extension au… triple format avec Woodstock: Music from the Original Soundtrack and More en 1970 puis The Concert for Bangladesh de « George Harrison & Friends », Yessongs de Yes, Live in Japan de Beck, Bogert & Appice et Lotus de Santana, est devenu un standard… qui peut même être doublé (le quadruple live Chicago at Carnegie Hall en 1971). Led Zeppelin lui-même y sacrifiera tardivement, avec un bonheur inégal (The Song Remains the Same, 1976).

Dans sa version uniquement studio, le format suppose une prise de risque financière plus marquée, parfois contenue avec des doubles albums hybrides, moitié studio, moitié live (Wheels of Fire de Cream ou Ummagumma de Pink Floyd en 1969). Il s’affiche surtout comme un marqueur fort de créativité autant que de qualité : Dylan, Hendrix, les Who, les Rolling Stones, Eric Clapton y ont produit un sommet de leur discographie. Il n’a toutefois rien d’élitiste et les budgets plus modestes s’y frottent : Frank Zappa, qui outre son Freak Out! (qui n’est précédé que… de quelques jours par Blonde on Blonde), a sorti en 1969 Uncle Meat puis produit le Trout Mask Replica de Captain Beefheart et deviendra un adepte de ce format ; Amon Düül II (Yeti), Can (Tago Mago) et Aphrodite’s Child (666) s’emparent eux aussi, sous la bannière prog-rock, du double album qui, du reste, n’est pas l’apanage du seul rock, Isaac Hayes sortant Shaft et Black Moses la même année (!).

Mais dès le laborieux « Revolution 9 » du White Album des Beatles en 1968, puis, en décembre 1973, les quatre titres de 20 minutes chacun de Tales from Topographic Oceans de Yes, le double album apparaît aussi comme le format de l’emphase et des complaisances — dédoublées, pour ainsi dire, quand il se targue d’être en sus « concept album ». En tous cas, qu’on fasse un peu plus long qu’un simple album (le « sesquialbum », soit un album… et demi, comme le Second Winter de Johnny Winter en 1969) ou considérablement plus long (le triple album All Things Must Pass de George Harrison en 1970), on a des ambitions autres et on les montre, pour le meilleur et le pire. On note aussi que le procès en « remplissage » fait aux doubles albums, parfois mérité (« Pressed Rat and Warthog » sur Wheels of Fire, « Little Miss Strange » sur Electric Ladyland, « Thorn Tree in the Garden » sur Layla and Other Assorted Love Songs, tous délaissés par le chanteur en titre), est le plus souvent exagéré : en fait de « fillers » (titres intégrés pour remplir), les doubles albums proposent, pour les meilleurs d’entre eux, surtout des titres qui n’apparaissent « mineurs » que comparés au reste de l’album (« Turd on the Run » sur Exile on Main St., « Rainy Day Women Nos. 12 & 35 » sur Blonde on Blonde). Led Zeppelin n’échappera pas à ce procès.

Un format exceptionnel qui pourrait donc sonner comme un passage obligé pour Led Zeppelin, si on oublie que, depuis le Untitled, le groupe gère son marketing à sa façon, loin des sentiers battus. Mais en octobre 1973, au tout début des sessions de Physical Graffiti, deux remarquables doubles albums se logent dans les bacs des disquaires : Goodbye Yellow Brick Road d’Elton John et Quadrophenia (enregistré avec le Ronnie Lane's Mobile Studio) des… Who dont c’est donc déjà le deuxième double album. Un an plus tard, en novembre 1974, quand Led Zeppelin sera en train d’enregistrer l’orchestre à cordes de « Kashmir » et Physical Graffiti encore en finalisation pour trois longs mois supplémentaires, c’est The Lamb Lies Down on Broadway de Genesis qui fait impression. Le double album s’est bel et bien trouvé une place dans les discographies rock.

Qu’il le veuille ou non, c’est une pression de plus pour le groupe. Avec la requalification de ce qui ne s’appelle pas encore Physical Graffiti en double LP, Led Zeppelin se cogne frontalement à la concurrence et à la comparaison, avec qui plus est, une arrivée tardive qui va redoubler les attentes.

Les soutes du Dirigeable (1970-1972)

L’ inventaire est impérieux : les soutes du dirigeables sont pleines. On peut même remonter jusqu’à... quatre ans en arrière pour exhumer une perle acoustique éthérée, « Bron-Yr-Aur », composée dans le cottage gallois éponyme, jouée par Page seul, et captée par Andy Johns aux studios Island en juillet 1970. Le titre est même supérieur au « Black Mountain Side », le guitariste, en open-tuning, s’y montrant moins directement redevable des compositions de Bert Jansch et Davy Graham, et offrant une composition plus personnelle, jusqu’à sa spontanéité, crissements de cordes et petites erreurs à l’appui.

Des précédentes sessions à Headley Grange, en 1971, celles du Untitled — ce quatrième album qui restera, pour beaucoup, insurpassé dans la discographie du groupe —, on attendait peu voire pas de chutes de studio. Ce sont pourtant pas moins de trois titres qui en sont extraits pour être inclus dans Physical Graffiti. Les motifs qui ont poussé le groupe à ne pas retenir, alors, le très bon « Boogie with Stu » semblent évidents : comme « Rock and Roll », il s’agit d’un hommage, déférent et décontracté (voire imbibé si on en juge par son titre de travail, « Sloppy Drunk », et les rires finaux), au rock des origines, avec à nouveau le pianiste des Rolling Stones, Ian « Stu » Stewart (cité dans le titre), qui tire d’un piano en piteux état le boogie dont, seul, il avait l'insoupçonnée science. Le titre est ici toutefois acoustique, Page à la guitare, Jones à la mandoline (qui prend un solo), tandis que Bonham pile ses fûts pour produire ce qui sonne presque comme une loop synthétique eighties. Plant, particulièrement enjoué, emprunte des paroles — et une mélodie vocale — au « Ooh, My Head » du rocker Chicano Ritchie Valens (lui-même redevable du « Ooh! My Soul » de Little Richard), et ne cache pas sa joie de chanter, en toute simplicité, le rock. Une fois n’est pas coutume, le groupe pensera à créditer dûment cette influence (en donnant une partie des droits à la mère de Valens) et en sera récompensé par… un procès des héritiers s’estimant floués, à la fureur de Page.

« Down by the Seaside » est, de loin, plus original. Conçu en acoustique en 1970 à Bron-Yr-Aur, il est retravaillé et métamorphosé à Headley Grange l’année suivante, sans que Page, et Jones encore moins, n’arrivent à s’en satisfaire. C'est pourtant une réussite : si, sous l’influence de Plant (qui suggère à Page l’ajout d’un 4e accord), les sonorités country-rock se font West Coast et rendent hommage, jusqu’au titre, à Neil Young, le groupe s’y montre tout à fait naturel, en retenue, Jones festonnant sur son Hohner Electra, Page se fendant d’une partie de guitare trémolo du meilleur effet, puis d’un beau solo, et Bonham restant en élégante discrétion. Des breaks rock inattendus, cohérents et du meilleur effet, font contre toute attente changer de braquet un titre décidément fort original. Reste qu’il est manifeste que Plant, dont le chant y est solaire et ne s’y abrite pas, comme peut le faire Jagger, derrière la parodie tongue-in-cheek, s’y sent le plus à l’aise, ses affinités flower-power trouvant à s’exprimer pleinement dans des textes aux petits motifs écologiques, non sans sa candeur habituelle. Décidément attaché à la composition, le chanteur la reprendra même en duo avec Tori Amos vingt ans plus tard. Aurait-il pu, ou dû, être substitué à « Misty Mountain Hop » ? À « Four Sticks » ou à « The Battle of Evermore » ? Page, en tout cas, a clos le débat de longue date en assumant pleinement, et sans regrets, la sélection finale de Untitled. Quant à savoir si le titre est « à part » dans la discographie zeppelinienne, ce serait oublier que celle-ci, qui ne se répète que très rarement, n’est constituée que de titres « à part », de « Whole Lotta Love » à « Kashmir ».

La dernière composition datant de ces sessions, « Night Flight », est à nouveau une chanson « à message » de Plant, dont le propos, sans doute pacifiste, reste nébuleux. Elle est délivrée par le chanteur dans de savoureux aigus, typiques de ces sessions, avec une diction impeccable, et des contre-temps instinctivement calés sur le jeu de son pote Bonham, dans une gémellité née huit ans avant dans les Midlands. Page, en retrait, semble filtrer sa guitare dans une cabine Leslie et évite le solo, Jones répand des nappes d’orgue Hammond et Bonham propulse le tout superbement avec un irrésistible beat. Titre mineur ? Écouté seul, sans l’ombre portée des « In My Time of Dying » ou « Kashmir », il apparaît terriblement efficace et il n’est pas interdit, au jeu des affectations rétrospectives, de se prendre à imaginer (dans le dos de Page) qu’il ouvre la seconde face du Untitled, en lieu et place de « Misty Mountain Hop »… mais aussi, plus simplement, de se poser cette question : quel groupe ne rêverait pas d’un tel titre « mineur » sur son premier album ?

Ce sont enfin les sessions à Stargroves, la propriété de Mick Jagger, captées par Eddie Kramer en 1972 pour Houses of the Holy qui fournissent le reste du matériel de Physical Graffiti. Sur « Black Country Woman », référence à la région d’origine du chanteur et du batteur, on retrouve la décontraction champêtre associée au lieu qu’une fameuse série de photos prises par Kramer, montrant Page et Plant dansant sur l’herbe à l’écoute de « Dancing Days », avait fixée sur pellicule (sans toutefois y consigner l’agression de Plant coursé par des oies courroucées !). Enregistré en extérieur, dans le jardin de Stargroves, c’est le titre de la spontanéité, dont chacun au sein de Led Zeppelin se prévaut : une erreur ? Une fausse note ? Tant pis, surtout ne pas casser le feeling ambiant. L’enregistrement commence d’ailleurs par le bruit d’un avion qui survole la propriété, et un dialogue vite clos par Plant (« Nah, leave it, yeah » — « Nan, laisse-le ») et capte même le chant d’un oiseau à la fin. Page et Jones, instinctivement fusionnels, entrecroisent guitare acoustique et mandoline, tandis que Bonham, à la faveur d’une belle prouesse technique de Kramer, est enregistré un peu plus loin, en même temps, tout en pied de grosse caisse avant une entrée tonitruante. Plant prend deux soli d’harmonica, excellents, overdubbés.

Sur « Houses of the Holy », le titre lui-même, on retrouve le grincement de pied de grosse caisse de Bonham (récurrent depuis « Since I’ve Been Loving You »), la basse rocailleuse de Jones, dans ce qui forme une composition hard, pop et doo-wop fort originale au sein de laquelle Page déploie Gibson et Fender Stratocaster et effectue un superbe solo. Seule la proximité avec « Dancing Days » peut expliquer le retrait de cette composition de l’album... qui en a pris le titre.

Et puis il y a « The Rover », une composition splendide, servie par une introduction de plus d'une minute à la construction impeccable, dont Plant prend le relais avec un chant haut perché, caractéristique des sessions à Stargroves, et qui est bien, selon la formule de Page, un instrument à part entière. La rythmique de Bonham et de Jones, dont la ligne de basse annonce tout le hard des années quatre-vingt, est d'une classe telle qu’on se prend à n’écouter qu’elle dans un tel festin sonore. Page y est pourtant impérial, sa guitare, chargée de phasing, tour à tour en accords, en arpèges ou en (superbe) solo, prenant d’irrésistibles sonorités saturées, qui se font même inédites et proches de celles associées au jeu d’un Edward Van Halen sur la coda. Difficile de croire que ce titre ouvragé et raffiné était acoustique à l’origine et davantage encore de souscrire à l’analyse lapidaire de Page qui n’y entendait que « bluff » assumé et « rock attitude » à la « Rumble » de Link Wray.

Le Dirigeable aux commandes du rock

« 1974 n’a pas existé, n’est-ce pas ? » dira Page de cette année charnière dans l’histoire du groupe… C’est en effet la première sans tournée pour Led Zeppelin (ce sera le cas à nouveau en 1976)… et ce ne sera, contre toute attente, même pas celle de la sortie de Physical Graffiti, dont les sessions s’achèvent pourtant dès février. Le mixage et les overdubs ont lieu à Olympic Studios en avril et en mai, et, sans certitude absolue, peut-être même à nouveau en novembre, pour la section orchestrale de « Kashmir ». Le mixage se fait sans Ron Nevison qui, pas opposé à l’idée de fausser compagnie à un groupe hermétique et, à l’inverse, en bons termes avec Pete Townshend, accourt quand le guitariste des Who l’appelle à la rescousse pour la bande-originale du film Tommy de Ken Russell. Nevison sera remplacé au pied-levé par Keith Harwood, qui avait œuvré sur Houses of the Holy. Une mention évasive fera état, dans les crédits de Physical Graffiti, d’un solo effacé par Nevison qui démentira avec véhémence cette faute professionnelle supposée et la mettra sur le compte de la jalousie confraternelle… et de son départ jugé outrageant par le groupe.

1974, année « blanche », donc. Voire. Led Zeppelin ne chôme pas. La création de Swan Song, son label discographique (du nom de l’instrumental déjà mentionné), actée le 28 octobre 1973 quand son contrat avec Atlantic touche à sa fin, devient réalité en janvier 1974, avec un lancement le 10 mai, une fête, peu suspecte de modération, le 31 octobre, et, déjà, deux premiers disques, Bad Company en mai, puis Silk Torpedo des Pretty Things en novembre. Physical Graffiti sera, quelques mois plus tard, le troisième album de ce jeune label dont la création semble bien tardive, tant l’indépendance artistique et financière avait été d’emblée au cœur du modèle économique du groupe, férocement assuré par Peter Grant. La démarche n’avait, en outre, rien d’inédit, les Beatles, les Rolling Stones, Jefferson Airplane, Grateful Dead, Deep Purple, King Crimson, Emerson, Lake & Palmer, les Moody Blues, Frank Zappa, Elton John, entre autres, ayant déjà franchi le pas de l’indépendance en fondant leur propre label. Les coudées (encore) plus franches, et toujours stratège, Led Zeppelin continuera toutefois à être distribué par Atlantic dont il fournit, dit-on, un quart des revenus. La finalisation d’un autre projet commencé à l’été 1973, The Song Remains the Same, le film et sa bande-originale (tirée des concerts new-yorkais des 27, 28 et 29 juillet 1973 au Madison Square Garden) qui vont de déboires en déboires, est une autre charge mentale pour les membres du groupe… Led Zeppelin et son manager désespèreront encore de longs mois de sortir ce que Grant appellera « le home-movie le plus cher de l’histoire ». Le film verra le jour le 20 octobre 1976, suivi deux jours plus tard d’un (double…) album live. Pour l’heure, Grant reporte son énergie sur, déjà, la préparation de la tournée 1975.

Le 24 février 1975, Physical Graffiti est — enfin — disponible. Soit près de deux ans après Houses of the Holy ! Led Zeppelin, lui, est déjà sur la route, depuis le 11 janvier, et fait une courte pause entre son concert du 16 février à l’Arena de Saint Louis et le suivant, prévu au Sam Houston Coliseum de Houston onze jours plus tard.

La sortie tient évidemment de l’événement, dans le sens le plus fort du terme. Physical Graffiti est, pour commencer, un objet. Si, depuis la décennie précédente, un soin tout particulier est apporté à la pochette de LP rock — passée de simple support visuel à interface, artistique et marchande, entre l’auditeur/acheteur et la musique —, Led Zeppelin repousse ici les limites de l’exercice avec la pochette… alors la plus chère de l’histoire. Fini (pour un temps, malheureusement) les concepts interchangeables d’Hipgnosis sur Houses of the Holy, place à la vraie création, plus ou moins heureuse mais personnelle, celle qui distinguait les trois premiers albums du groupe et, plus encore, celle, puissante et énigmatique, du Untitled. Mais là où cette dernière pochette ne comportait crânement ni titre ni même le nom du groupe, les quatre Anglais ne souhaitant se prévaloir que de la qualité de leur musique, celle de Physical Graffiti sort le grand jeu et se veut machine de guerre marketing : nom du groupe, titre, crédits, informations, notes et concept ludique, autour de la photographie, plein format, d’une… façade d’immeubles (de jour, et, au dos, de nuit). Page expliquera, non sans contradiction, que le titre, plutôt sibyllin, évoque à la fois l’effort physique au cœur de la création des 15 titres du double LP mais aussi la manifestation physique de la musique dont l'enregistrement sur bandes peut s'apparenter à un graffiti. Les deux immeubles photographiés (et rognés), des brownstones new-yorkais, se trouvent, aujourd’hui encore, aux 96 et 98 St. Mark’s Place dans l’East Village. Par un troublant hasard, ce seront sur les marches extérieures d’un de ces immeubles que s’assoiront Mick Jagger, Keith Richards et Peter Tosh, en 1981, pour le clip de « Waiting on a Friend »… sans que le réalisateur, Michael Lindsay-Hogg, ait jamais eu connaissance du double album de Led Zeppelin (ce qu’il a confirmé à l’auteur de ces lignes).

Si la pochette de Physical Graffiti a été aussi coûteuse, c’est que les fenêtres des façades photographiées en ont été découpées pour y faire apparaître, au jeu des permutations des pochettes de protection intérieures des deux disques, outre le titre du double album, des vignettes de personnages aussi improbables que la reine Élisabeth II, Marcel Duchamp, la Vierge Marie, Lee Harvey Oswald, Elizabeth Taylor (en Cléopâtre), Jerry Lee Lewis, Buzz Aldrin, Jean Harlow, King Kong, Peter Grant, Charles Atlas, Eric Clapton, Laurel & Hardy, un portrait de Proserpine par Dante Gabriel Rossetti, le pape Léon XIII et d’autres encore — et, bien sûr, les membres de Led Zeppelin, dont Bonham en collants et Plant en drag-queen, clichés tirés pêle-mêle d’une fête donnée par Ahmet Ertegun à la « Riot House » et du concert de la Saint-Valentin de Roy Harper. Ils seront beaucoup à être crédités pour leur contribution à cette pochette « surprise » (Dave Hefferman, Elliott Erwitt, B. P. Fallen, Roy Harper, « Tinting Extraordinaire » Maurice Tate, Mike Doud) mais ni Led Zeppelin ni le créateur du concept, Peter Corriston, ne jugeront opportun de mentionner que son inspiration venait très probablement de la pochette de l’album Compartments de José Feliciano, paru en 1973, préférant, sous couvert de collages pop-art, invoquer les influences croisées de Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band et d’Exile on Main St.. La pochette, dont la complexité a repoussé davantage encore la sortie de Physical Graffiti, trouvera une déclinaison, par le même Corriston, dans celle du Some Girls des Rolling Stones trois ans plus tard, et, depuis, est passée à la postérité en étant même répertoriée au MoMa…

Comme pour se barder l’égo, sous l’armure d’une pochette intrigante et récréative (« un délice pour voyeurs », selon Page), Led Zeppelin présente ainsi au monde, ce 24 février 1975, sa nouvelle œuvre. Car, après deux ans d’absence, c’est la sanction publique, et, bien qu’il s’en défende, critique qu’appréhendent les membres du groupe. Dans l’intervalle, Plant, hâbleur à son habitude et friand de rodomontades à l'ironie assumée (« Ce n’est pas seulement qu’on est le plus grand groupe du monde. C’est aussi que les seconds sont vraiment moins bons que nous… »), a fanfaronné auprès de la presse, déclarant, au nom de Led Zeppelin, avoir voulu avec Physical Graffiti « créé quelque chose d’aussi remarquable que la 5e de Beethoven » (sans se soucier, du reste, que « Smoke on the Water » l’ait déjà fait en un riff), « quelque chose de si monumental qu’il résiste au temps »… ajoutant toutefois, dans une allusion malicieuse aux délais du quatrième album, qu’il leur fallait déjà commencer par passer l’étape des six mois d’indécision quant à la pochette finale…

Le groupe se sent vulnérable, pour la première fois. La hache de guerre a été enterrée avec la presse rock, l’ennemi de toujours Rolling Stone en particulier, qui ouvrira largement ses colonnes à Page et Plant en mars, à la faveur d’une interview historique de Cameron Crowe, reprise en boucle depuis. Mais, dissipée pour l’essentiel, l’hostilité critique qui accompagnait Led Zeppelin depuis ses tonitruants débuts lui avait aussi fourni une dynamique, celle de la résistance, du combat, qui lui faisait maintenant défaut — et ce, au moment même où Page, Plant, Jones et Bonham sont conscients d’avoir frappé très fort, plus encore que pour le Untitled. Les quatre Anglais sont fiers de Physical Graffiti, ce que confiera Plant sobrement et pudiquement : « Chacun de nous aime Physical Graffiti et ça veut dire beaucoup ».

Les inquiétudes sont vite balayées : l’accueil est extatique. Ferveur publique pour commencer : l’album se place en première position des ventes dès le premier jour au Royaume-Uni (et aux États-Unis), en deuxième en France, le groupe se payant même le luxe inouï et historique de voir ses 5 précédents albums rejoindre à nouveau le Billboard américain, mettant ainsi en concurrence six de ses propres albums ! Enthousiasme critique, ensuite, la presse (Rolling Stone, SoundsNew Musical ExpressMelody Maker) saluant sans réserve une œuvre de la maturité, originale, diverse, distinctive. En mai 1975, une série de 5 concerts consécutifs à Earl’s Court, à Londres, consacre Led Zeppelin sur son propre sol (fui, il est vrai, pour des raisons fiscales) sous le signe de la démesure : billets qui s’envolent en quelques heures, 85000 spectateurs cumulés, une logistique « barnum » à l’américaine inédite en Angleterre (non sans ratés) et des prestations de plus de trois heures chaque soir, menées par un Plant en verve, en lien avec son public et un groupe en forme, malgré les premiers signes de déclin technique, qui a même répété trois jours en prévision de ce nouvel événement. Led Zeppelin est bel et bien de retour, en majesté.

Physical Graffiti, chef-d’œuvre, c’est entendu. Mais aussi (dernier) sommet de l’aventure zeppelinienne et « chant du cygne » (pour reprendre le nom du label du groupe) ? Raccourci facile, caricatural, alors qu’un an plus tard, Led Zeppelin sort l’impressionnant et tout électrique Presence, enregistré dans l’adversité en 18 petits jours. Deviner, rétrospectivement, dans le logo du label Swan Song qui détourne une œuvre de William Rimmer (The Fall of Day, 1869), un présage de déchéance, au prétexte que le groupe connaîtra un acharnement du destin (accident de Plant le 4 août 1975 à Rhodes puis décès de son fils Karac pendant la tournée 1977) clos par la mort de son batteur en 1980 ? C'est une autre facilité, qui suppose d'ailleurs qu’on identifie dans la création d'Hipgnosis Icare ou Lucifer... là où il s’agit plus probablement d’Apollon, certes inhabituellement ailé.

Il y a toutefois, indéniablement, un avant et un après Physical Graffiti — et un contexte de bascule qui lui est associé et en éclaire et en assombrit à la fois la portée. En 1975, peu avant sa sortie, Led Zeppelin s’enfonce dans sa dixième tournée américaine, immédiatement marquée par des revers successifs : Page se coince l’annulaire dans une porte de train en Angleterre et, l’annulation de la tournée étant évidemment impensable, se voit contraint de jouer sur scène sans « le doigt le plus important d’un guitariste » (dixit Page) le répertoire zeppelinien, amputé de quelques-uns de ses titres les plus tributaires du doigt concerné. Plant, adepte par tout temps des chemisiers largement ouverts, enchaîne quant à lui les crèves, avec des prestations atroces, jusqu’à l’inédit : l’annulation d’une date, à Boston. Même avec le soutien de la presse qui rapporte avec indulgence ces incidents, la mystique Led Zeppelin en prend, pour la première fois, un coup, et mérité.

La qualité musicale en concert, surtout, est en régression, ce qui ne passe pas inaperçu. La rythmique Jones-Bonham reste impeccable mais la double proue du Dirigeable amorce une irrépressible descente (aux enfers). Plant, après son opération, verra sa voix se dégrader spectaculairement et contraint de revisiter laborieusement les classiques de jeunesse haut perchés du groupe désormais hors de sa portée. Il attendra 1977 pour se rendre à l’évidence et stabiliser sa voix. Idolâtrie adolescente et déni de fan hardcore remisés — même si, depuis Internet, les forums de fans sont ironiquement les plus assassins sur les performances du groupe après 1975, preuves à l’appui —, c’est Page qui dévisse le plus spectaculairement, lors des solo principalement, très souvent faux et galonnés de « pains ». La « spontanéité » revendiquée par Page a désormais bon dos et celle qui donnait le solo époustouflant (sans doute l’un de ses plus beaux, non retouchés, en live) de « No Quarter » sur The Song Remains The Same, se fait dorénavant complaisance cocaïnée, malgré des fulgurances tardives (le solo de « Sick Again » à Knebworth en 1979).

Colossal, imposant, monumental, Physical Graffiti est peut-être surtout le double album de la légèreté : celle, aérienne, d’un groupe de plomb en état de grâce, dans un ultime moment suspendu, flottant au plus haut dans sa folle course – celle, disait Plant plus prosaïquement, de quatre Anglais coincés dans une vieille maison de campagne toute sale, un camion-studio loué garé devant sa façade. Jones prend plus de... hauteur : « Je ne pense pas que Led Zeppelin ait un impact sur le cours de l'histoire. Qui l'écoutera dans quelques centaines d'années ? ». Cinquante ans après sa sortie, il nous reste encore un peu de temps pour continuer à admirer Physical Graffiti.


Physical Graffiti

Sortie : 24 février 1975
Enregistré en juillet et décembre 1970, janvier-mars 1971, mai 1972, janvier-février 1974
Studios :
« Custard Pie » (Page, Plant) • janvier-février 1974, Headley Grange
« The Rover » (Page, Plant) • mai 1972, Stargroves
« In My Time of Dying » (Bonham, Jones, Page, Plant, Blind Willie Johnson) • janvier-février 1974, Headley Grange
« House Of The Holy » (Page, Plant) • mai 1972, Olympic Studios, Londres
« Trampled Under Foot » (Jones, Page, Plant) • janvier-février 1974, Headley Grange
« Kashmir » (Bonham, Page, Plant) • janvier-février 1974, Headley Grange
« In the Light » (Jones, Page, Plant) • janvier-février 1974, Headley Grange
« Bron-Yr-Aur » (Page) • juillet 1970, Island Studios, Londres
« Down by the Seaside » (Page, Plant) • février 1971, Island Studios, Londres
« Ten Years Gone » (Page, Plant) • janvier-février 1974, Headley Grange
« Night Flight » (Jones, Page, Plant) • janvier 1971, Headley Grange
« The Wanton Song » (Page, Plant) • janvier-février 1974, Headley Grange
« Boogie with Stu » (Bonham, Jones, Page, Plant, Ian Stewart, Ritchie Valens) • janvier 1971, Headley Grange
« Black Country Woman » (Page, Plant) • mai 1972, Stargroves
« Sick Again » (Page, Plant) • janvier-février 1974, Headley Grange
Durée : 82:59
Label : Swan Song
Production : Jimmy Page